IMAGO - Zuza Krajewska
Un observateur estimant le moindrement les mérites de la statistique saura apprécié aujourd’hui les plaisirs clandestins qu’offre l’actualité culturelle aux amateurs de probabilités. Avec un étonnement renouvelé à chaque coup d’œil jeté aux dernières œuvres de nos sublimes artistes, il découvrira combien leur distribution gonfle toujours plus le ventre gras de la constellation du Progrès dans le ciel irradiant de nos idées médiatisées. Un nuage de points, dirions-nous, proposant, pour peu qu’on y prenne garde, une indéfectible corrélation, comme issue d’une volonté antérieure restée informulée, d’une unique et souveraine souche, des percées d’une seule intelligence, d’une même vision du monde. Laissant là cette marque insolite, certains y attribueront le simple jeu du hasard ou mieux, la preuve de l’exercice plus affiné de nos lumières naturelles dans la pratique démocratique des arts. Une avancée en somme, une bonne nouvelle ; l’indice que l’humanité, une fois sa majorité acquise, s’unit finalement dans l’expression artistique et spirituelle de sa liberté. Que cette bonne entente dans la direction à donner aux arts soit digne du plus grand prodige dans cet espace pourtant dédié à l’expression libre de la multitude des individus qui prétendent mériter les honneurs du titre d’artiste (statut, rappelons-le, signalant la présence d’une singulière singularité), cela devrait néanmoins retenir l’attention de celui pour qui l’art ne peut se réduire à une caisse de résonnance du goût ambiant.
La prédictibilité, au royaume des sciences, est l’un des critères conférant aux théories leur scientificité (pour le bien de ce court billet, du reste impressionniste, nous nous garderons de convoquer les multiples nuances qu’appellerait idéalement cette notion de prédictibilité au regard, notamment, de la physique quantique et du principe d’incertitude mis au jour par Heisenberg). Une bonne théorie, en d’autres mots, permet de prédire avec une certitude suffisante les dynamiques de son objet pour la rendre employable dans le champ des sciences. Nous pouvons alors nous étonner, au premier abord, de retrouver cette prédictibilité dans le milieu des arts. Haut lieu de la créativité humaine, bastion des plus fines fleurs de la liberté, l’art nous est essentiel dans la célébration de la beauté sensible et spirituelle, aussi bien qu’un soutien dans l’accablement ou dans l’effort d’élucidation de nos vies. Aucun consensus ne s’est dégagé jusqu’ici en ces matières sauf périodiquement, sous les régimes totalitaires, où l’art était effectivement partie prenante de la propagande d’État et où les artistes pratiquaient sous la contrainte la plus implacable. La matière des œuvres devenait ainsi prévisible dans la mesure où elle était destinée en premier lieu à servir la gloire du régime. Émancipés de cette chape de plomb, nous jouissons aujourd’hui, au sein de nos démocraties libérales, d’une entière liberté d’expression artistique. Contre les attentes légitimes que l’on pourrait formuler envers cet écosystème si clément pour l’affirmation individuelle, l’instant du plus bref examen des pages culturelles dresse néanmoins un tableau d’une singulière harmonie qui semble faire échec au principe autrement célébré de la diversité. Par quel miracle nos artistes, que l’on aurait cru travaillés d’une vision singulière du monde qui, une fois partagée au public, aurait le mérite de l’enrichir de perspectives uniques et potentiellement élévatrices, se retrouvent-ils, selon toute vraisemblance, à s’abreuver à une seule et même gigantesque tétine qui, disons-le franchement, sécrète un lait à peu près en tous points semblable au funeste sirop médiatique ?
L’art est avant tout l’art de poser de bonnes questions ; nul besoin d’en détenir les réponses définitives et il est entendu qu’une œuvre qui prétend répondre aux questions qu’elle pose trouve souvent par là ses propres bornes, quand ce n’est pis : une odieuse prétention qui, en général, irrite l’intelligence. Nous nous retrouvons pourtant trop souvent, appréciant le dernier né de l’expression artistique, devant des questions rebattues mille fois dans le circuit balisé de nos médias, comme si plus rien de savait inspirer les mobiles de l’expression que les poncifs du discours autorisé. Plutôt que de s’intéresser à l’angle mort, à la jointure entre les idées médiatiques, où se cache véritablement la complexité du monde et de ses enjeux, les artistes, se massifiant en troupeau, piétinent la glèbe des lieux communs avec une énergie surnaturelle.
Dans un prochain billet, nous tenterons de conjecturer les raisons d’une telle désertion de l’individualité et éventuellement, de l’esprit critique, dans le milieu artistique en faisant appel au double mouvement du déclin de la culture et de l’assujettissement corollaire du monde au règne du présent qui a trouvé, avec Internet, un moyen formidable de phagocyter les ressources de notre attention et asseoir son empire – dont la domination ne fait plus de doute – sur nos imaginations captives.
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