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L'imagination captive


Assembly - Osamu Yokonami


(Suite du précédent billet, L’art prédictible)


S’agissant de réfléchir aux phénomènes de prédictibilité observables dans la société contemporaine, il serait naturel d’évoquer la notion que tout un chacun s’empresse d’exploiter au moment de faire montre d’esprit critique ; nous nommons la notion de mode. Placés sous le signe de l’évidence, nous pourrions réduire la prédictibilité artistique à un effet – fâcheux, nous ajouterions – de mode ; croire que nous avons sous les yeux un simple dérivé du mimétisme, certes plus sophistiquée que celui qui régit, par exemple, nos habitudes vestimentaires ou culinaires, mais mimétisme quand même.


S’il est vrai que la prédictibilité artistique emprunte certains de ses traits au régime général des modes, il nous semble qu’elle s’en distingue par l’intention sensée régir proprement le domaine de l’art. Pour bien comprendre cette singularité, il importe d’abord de faire quelques distinctions d’usage – et de ton bourdieusien – en séparant d’abord l’artiste (la création) de l’amateur d’art (nous dirions aujourd’hui le consommateur). En outre, le monde de la création s’appréhende encore de deux façons, soit, en simplifiant à dessein le vaste champ de l’art, la création à visée commerciale et la création à visée artistique (qui trouve sa formule consacrée dans « l’art pour l’art »).


Nous concédons sans peine que la dynamique de la mode trouve une pleine expression dans l’art commercial et sa consommation par le public. L’intention mercantile dont procède cette espèce d’art la soumet bien évidemment au principe de l’offre et de la demande, qui lui-même rend compte d’une bonne part des effets de mode. Nous laissons sciemment de côté l’enjeu de la création de la demande – qui a donné lieu à moult critiques sur la génération consumériste de faux besoins – pour en venir directement au sujet auquel nous voulons confier un peu de notre attention, à savoir la prédictibilité, invraisemblable à première vue, au sein même de l’art à visée artistique. Car s’il n’est pas très original de relever le caractère redondant des œuvres commerciales, il est pour le moins étonnant de rencontrer une homogénéité similaire dans le divers des œuvres dites d’ « auteur ».


L’intention artistique, disions-nous plus haut, présente une singularité au regard des autres champs sociaux. De façon tout spéciale, l’art concerne éminemment l’individu en tant qu’il porte une parole ou une vision unique sur le monde, en le célébrant, le questionnant ou l’élucidant, selon son inclination. C’est bien la sensibilité et l’intelligence individuelles de l’artiste qui en motivent notre admiration et qui expliquent que nous déclinions par la suite son nom en adjectif (« shakespearien »), dans le but d’atteindre à une plus grande précision dans la description du réel. Depuis quelques années cependant, il semble que l’actualité artistique nous oblige à revoir notre appréciation de cette conception de l’art, par ailleurs assez récente (la notion d’auteur datant seulement de l’époque classique). Dans un curieux renversement, nous n’allons plus tant à la rencontre de l’Autre qu’à celle du Même dans le parcours artistique que nous offre la culture contemporaine. L’altérité de l’auteur s’étiole au profit d’une complicité comme conclue d’avance entre le consommateur et l’artiste, jusque dans les visées subversives parfois attribuées aux œuvres, pourtant homologuées par les institutions. Mais, encore une fois – et c’est ce qui confère au phénomène son caractère inouï –, la singularité de l’auteur se trouve souvent indiscernable à l’extérieur même du champ artistique officiel.


Une telle communion artistique peut paraître incongrue dans le régime de libertés qui est le nôtre, où le déploiement non entravé de notre singularité apparaît à maints égards comme une quête sacrée. Il n’entre pas dans nos prétentions de retracer l’origine profonde de ce phénomène, mais nous évoquions, dans le billet précédent, deux facteurs à même de jeter quelque lumière sur les conditions de son déploiement : le déclin de la culture et le règne du présent.


Il serait vain de s’attarder très longuement sur le déclin de la culture tant il est vrai qu’une vaste et dense littérature y est déjà consacrée. Nous nous contenterons de rappeler qu’un tel état de délabrement s’enracine dans celui de la transmission et de l’héritage et, pour ainsi dire, d’une crise générale de l’autorité culminant des les derniers prurits des réformes éducatives, au profit d’un relativisme rampant sous les atours insoupçonnés de l’égalitarisme. Le règne du présent, que nous qualifierons de présentisme, mérite au contraire les soins d’une plus grande considération. Nous jugeons en effet qu’il contient et résume à lui seul tout le champ de l’art prédictible.


Dans l’histoire de nos démocraties, nous nous trouvons posés dans un état de disponibilité inédite envers le monde façonné par le complexe médiatique. Une brève expérience de pensée où nous imaginerions un environnement assaini de la présence des médias et, plus encore, d’Internet et de ses excroissances tératologiques (réseaux sociaux et autres applications), révèle quelle place éminente ils tiennent dans le flux de nos pensées et de nos représentations. Parlant des médias, nous devons effectivement noter d’emblée l’incroyable extension que leur a procuré la conversion numérique. Nous n’avons plus à attendre le facteur pour nous délivrer les nouvelles du jour, elles sont toujours déjà là, dans l’enceinte du foyer et où que nous soyons, sur nos téléphones mobiles, d’ailleurs ouverts en permanence, prêts à se livrer à la tiède agitation de nos doigts tendus. Pourquoi sommes-nous devenus si engagés dans le monde virtuel ? Par quelles résolutions de notre être avons-nous jeter l’ancre dans les brumes du continent numérique pour y chercher comme des enfants faméliques notre pain quotidien ? Ces questions sont complexes et il n’entre évidemment pas dans le cadre de ce billet d’en prendre la mesure pleine et entière. En revanche, il nous paraît justifié d’expliquer une part de l’extraordinaire attraction qu’exercent les médias Internet aujourd’hui en rappelant leur mandat originel, à savoir nous informer, c’est-à-dire donner forme à la trame du monde, autrement d’apparence formidablement opaque et chaotique. Nous pouvons comprendre l’accroissement de la demande de sens dans le monde contemporain, le considérant au regard des époques antérieures qui ont connu le temps long des choses et où, donc, le rythme auquel nous appréhendions l’actualité n’était pas continuellement concurrencé par la marche effrénée des évènements. Pour plus d’un média, le prix à payer pour rendre le monde intelligible semble alors, bon an mal an, d’en occulter les éléments complexes et, à plus forte raison, ceux qui mettent en cause l’apparent consensus démocratique. Aux observateurs entretenant le souci de leur santé intellectuelle – souci qui s’accompagne souvent d’une pratique minimale du retrait et d’habitudes de lecture conséquentes –, les idées irriguant le champ du discours médiatique peuvent en effet paraître scandaleusement réductrices. Nous avons ainsi pu assister, ces dernières années, à l’invraisemblable inflation d’une parole manichéenne confinant l’homme blanc hétérosexuel au symbole culminant de toutes les oppressions.


Certains l’auront compris, nous parlons ici de la prégnance de l’idéologie dans nos médias. Dans l’histoire des idées, c’est le propre des idéologies d’avoir anéanti les efforts de la pensée subtile pour réaliser plus sûrement leurs visées. Naturellement, l’action des militants se trouve vite confortées par les services de ce sinistre fast food intellectuel qui jouit d’une grande complaisance dans nos médias. Par ailleurs, nous pouvons raisonnablement supposer qu’un tel accueil du discours idéologique, en répondant sans trop de mal à la commande de sens du citoyen lambda qui se trouve alors dédouané de la charge ingrate de penser, puisse ainsi fidéliser les masses et garantir la trésorerie des institutions.


Nous en venons enfin à notre objet, celui du présentisme, que nous pouvons mieux approcher dès maintenant au su de ce qui a été posé plus haut. Contrairement au sort réservé aux artistes pratiquant sous la garde des systèmes totalitaires, les arts aujourd’hui ne communient manifestement pas sous la contrainte. À quelques exceptions près, il n’est pas de raison de douter de la sincérité de nos créateurs lorsqu’ils brandissent dans leurs œuvres et sur la place publique le graal du Consensus ; c’est en toute coïncidence avec eux-mêmes – du moins, l’espérons-nous – qu’ils s’acheminent vers les rivages de Woke Island. Dépouillés des précieuses perspectives dont nous dote l’apprentissage de la pensée et l’acquisition de la culture passée, nous nous trouvons en effet privés des lectures alternatives du monde et nous ne pouvons alors qu’envisager les idées présentes. Ces idées sont d’autant plus inexorables qu’elles prétendent répondre en quelques points au vaste problème de la souffrance et de l’injustice humaine (pensons au combat contre la galaxie des préjugés et, plus généralement, du domaine infiniment extensible des luttes sociétales). Ce régime présentiste accuse en outre moins de repos que jamais après les dernières conquêtes du monde virtuel dans nos vies, lieu de prédilection de la diffusion idéologique à laquelle nous faisions allusion. Dès lors, elle s’insinue comme organiquement dans le tissu de nos préoccupations et l’instant suivant, nous faisons nôtres ces idées qui nous pourvoient si bien du sens à donner au monde et à nous-mêmes.


La défense de la transmission et de l’héritage de la culture passée, quoiqu’en disent les thuriféraires du Progrès, n’est pas une marotte de vieux traditionnaliste crispé dans la gangue des habitudes. Elle empêche que se développe ce que Philippe Muray appelait un collectivisme individualiste dans lequel la singularité – ici, rappelons la singularité attendue de l’artiste – ne survit que dans sa version parodique, puisque plus rien ne la rend désormais possible dans sa radicalité. Le territoire de la culture devient ainsi progressivement celui d’un entre-soi consanguin, monolithique et de moins en moins capable de s’envisager autrement.


Il semble alors probant qu’un lien essentiel unit la culture au temps, c’est-à-dire à l’Histoire. Il ne s’agit en rien d’une découverte ; l’art prédictible nous fournit simplement une autre avenue pour l’apprécier. Si la culture nous rattache au temps, l’inculture – et avec elle, le si précieux apprentissage de penser – fait de nous de purs produits du présent. C’est pourquoi nous pouvons avancer qu’aujourd’hui, l’imagination de nos artistes est captive, captive du présent, et que tristement, mis à part quelques heureux cas de figure, les créateurs s’évertueront à nous proposer des œuvres incroyablement solubles dans l’écosystème médiatico-idéologique. En d’autres mots, des œuvres soumises à la prédictibilité et ayant perdues, conséquemment, l’ineffable potentiel d’élucidation qui a fait la grandeur et l’importance de l’art au fil de l’histoire.




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