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Le malaise comme repère dans le non-lieu de notre temps


New York City (57th Street Gallery), 1963 - Elliot Erwitt



Les circonstances actuelles placent l’individu en eaux troubles. Défiant les tentatives les plus hardies pour leur donner une intelligibilité, elles semblent reporter toujours plus loin de nous l’horizon de leur signification profonde. Le monde fluctue sans cesse et une incertitude chronique s’en suit ; certains y voient une modernité devenue liquide (Bauman) ou y discernent les symptômes d’une aliénation temporelle (Rosa). À celui ou celle qui cherche des repères pour tracer d’hypothétiques contours à la conduite de son humanité, l’époque répond au son d’un langage à peine audible, dans la toile arachnéenne d’un brouillage numérique et idéologique permanent, assaillant d’échos monstrueux et surréels nos solitudes exilées du moindre réconfort. Au bout des efforts déployés à circonscrire le centre glacé de la crise intersubjective que nous traversons, il n’est pas évident que nous trouverons le baume de la consolation philosophique.


En 1987, le penseur américain Allan Bloom publiait The Closing of the American Mind : How Higher Education Has Failed Democracy and Impoverished the Souls of Today's Students. Le texte, devenu classique, nous est parvenu en langue française dans une traduction de Paul Alexandre sous le titre lumineux de L’âme désarmée : Essai sur le déclin de la culture générale. En quoi l’éducation et la culture, en régime démocratique et libérale, ont-elles échoué à « armer nos âmes » et surtout, contre quoi auraient-elles dû nous prémunir?


Cette question ouvre une investigation ambitieuse. À y regarder de plus près, elle concerne bien entendu notre temps présent, mais bien encore toute l’histoire de la pensée. Elle intimide donc à plus d’un titre.


Une telle enquête laissera indifférent celui ou celle qui connaît le succès dans l’étrange conjoncture où nous sommes: un certain confort, un certain amour, un certain sens les auront trouvé pour satisfaire les besoins d’un certain équilibre, peut-être plus familier des bêtes, parangons insoupçonnés de la pleine conscience et pratiquantes infaillibles des vertus de l’instant présent. Pour les autres, Übermenschen en colère ou Socrates insatisfaits, pas un jour ne passe qui ne soit terni d’un malaise irréductible. Fil d’Ariane nous acheminant vers les sources de notre singulière condition postmoderne, il convient de s’attarder à ce malaise dans toute son amplitude. Il ouvre d’emblée le vaste chapitre du nihilisme qui a trouvé un terreau étonnement fertile dans nos démocraties libérales. À travers l’exploration de ce nihilisme dans lequel nos « âmes » se retrouvent bel et bien désarmées, nous espérons restituer ce que l’on pourrait appeler une haute idée de la dignité humaine.


« Il faut être de son temps. Oui, bien sûr! Mais il est sage d'être un peu, aussi, de tous les temps. » Cette sagesse dont nous parle Félix-Antoine Savard, dans Journal et souvenirs, a hélas aujourd’hui – et du reste, comme tout ce qui féconda la civilisation – perdu son pouvoir d’enchantement. Dans les pas de Simone Weil, nous pourrions déclarer l’époque actuelle comme celle du triomphe de la pesanteur. Or, comme celle-ci ne s’entend pas sans la grâce, permettons-nous de nous y accrocher encore un peu avant que la néantisation ait fini l’évidage définitif de chacun des racoins de nos vies.





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